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Littérature néerlandaise - Page 4

  • Une maison au passé

    « La première année du nouveau millénaire, j’eus entre les mains un livre qui me fit comprendre que j’avais vécu pendant vingt ans dans la maison d’un ancien SS. » Cette phrase ouvre Une ascension de Stefan Hertmans (De opgang, 2020, traduit du néerlandais pas Isabelle Rosselin, 2022), l’auteur de Guerre et térébenthine et du Cœur converti.

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    Stefan Hertmans dans l'escalier de la maison (Drongenhof), source YouTube

    L’écrivain gantois, à la fin de l’été 1979, avait remarqué le jardin à l’abandon derrière une grande maison bourgeoise à vendre, dans le vieux quartier du Patershol. Deux jours plus tard, il l’avait visitée avec le notaire, « de la cave au grenier, une ascension qui dura plus de deux heures ». La propriété était en piteux état, humide, mais il avait remarqué une belle cheminée de marbre, une haute cage d’escalier, un plancher à larges lattes : « la force d’attraction d’une vie inconnue. » Un achat coup de cœur.

    « Le livre s’appelait Zoon van een » foute « Vlaming, Fils d’un Flamand fautif, un adjectif aussi employé en néerlandais au sens de collabo. » Stefan Hertmans avait suivi les cours de son auteur, Adriaan Verhulst, professeur d’histoire à l’université. Celui-ci « évoquait dans un passage la maison de son enfance et [le] citait comme le résident actuel. » Hertmans venait de la revendre et envisageait de rencontrer le professeur, quand celui-ci mourut en 2002.

    Dans ce roman-enquête, Hertmans ne se donne pas pour objectif de raconter la vie d’un SS, mais plutôt « celle d’une maison et de ses habitants ». Le père d’Adriaan, Willem Verhulst (1898-1975), était le petit dernier d’une fratrie de neuf enfants. A la suite de convulsions, il avait perdu un œil à l’âge de quatre ans. Craintif et espiègle, il se bagarrait à l’école qui comportait au début du XXe siècle un département francophone et un autre bilingue – les « fils de bourgeois » ne se privaient pas d’humilier les « fils du peuple ».

    Son père buvait, mais sa mère, entreprenante, avait acquis de petits terrains puis fait construire une maison avec un atelier et un local pour l’école de danse de sa sœur ; elle mourut quand il avait treize ans. Willem étudiait à l’école agricole près de Gand. Pendant la première guerre mondiale, l’université de Gand fut « néerlandisée » par l’occupant allemand, une « Flamenpolitik » menée en contradiction avec les lois belges, à la grande satisfaction des flamingants qui réclamaient un enseignement dans leur propre langue. Willem entra dans un mouvement activiste – « Dehors, tous les fransquillons ! » – et se mit à détester l’Etat belge.

    Son père, mécontent de le voir traîner, l’inscrit à l’école horticole de Vilvorde, au nord de Bruxelles. Il trouve une chambre d’étudiant chez un boulanger et séduit sa femme, Elsa, une juive allemande de trente ans. Sa sympathie « pangermanique » pour l’occupant l’oblige à fuir aux Pays-Bas après la capitulation, Elsa l’accompagne à La Haye. Il commence à donner des conférences là-bas sur la nécessité de libérer la Flandre, puis s’installe avec Elsa à Arnhem chez un pasteur qui l’emploie comme jardinier. Malade, Elsa est soignée par une jeune voisine, fille d’un riche fermier, Harmina, dite Mientje, que Willem épousera une fois veuf.

    Quand Mientje est enceinte, ils s’installent à Gand où naît leur fils Adriaan, suivi par Aletta et Suzanne. Mientje, protestante, fréquente le Temple et rend service comme bénévole. Elle ne partage pas la fièvre nationaliste de Willem, l’exaltation militaire la met mal à l’aise. Lorsque les Allemands occupent Gand en 1940, elle s’inquiète de voir son mari en si bons termes avec eux, puis gratifié d’un gros salaire, et ne cesse de prier.

    Stefan Hertmans revient alors sur la maison qu’il avait achetée, cette même demeure dont les Allemands avaient expulsé dans le passé un vieux locataire pour y installer la famille Verhulst, malgré le loyer élevé. Willem fut nommé directeur de la Radiodiffusion gantoise, un réseau câblé pour mélomanes qui allait devenir un instrument de propagande, Radio-Flandre. Mientje interdisait à Willem de porter l’uniforme SS en famille, mais il recevait des nazis dans le salon. C’est grâce au journal de Mientje que l’auteur a pu suivre leur vie dans ces pièces où il a vécu bien plus tard, en plus du livre de leur fils Adriaan et des souvenirs de ses sœurs qu’Hertmans a rencontrées.

    Une ascension n’est pas un roman historique, mais la reconstitution documentée d’une histoire vécue. Une seule fois, vers la fin, il s’adresse à son anti-héros qu’il aurait voulu connaître « pour un peu mieux comprendre ». Dans sa chronique à la radio, Sophie Creuz a dit très justement ceci sur ce roman qui montre les racines du flamingantisme : « Avec la résurgence de l’extrême-droite, c’est un livre qui arrive à point nommé, d’autant plus que son auteur excelle à montrer que la médiocrité peut être assassine. »

  • Insupportable

    Op de-beeck-bien-des-ciels.jpgJOS

    « Je fume et j’observe. Je vois les ciels gris, les oiseaux qui gazouillent tout là-haut, les toits bas des maisonnettes du quartier, toutes aussi petites. La mangeoire du pigeonnier chez le voisin, fabriquée de travers avec des bouts de bois. Soudain, toutes les images ressurgissent. Lentement, dans des couleurs vives. Je n’arriverai jamais à me les sortir de la tête.
    Prends une profonde inspiration. Reste calme.
    Garder des secrets, ce n’est pas difficile, c’est les supporter jour après jour qui est insupportable. »

    Griet Op de Beeck, Bien des ciels au-dessus du septième

  • Bien des ciels

    Bien des ciels au-dessus du septième (2013) est le premier roman de Griet Op de Beeck, née en 1973. Publié avec le concours du Fonds flamand des Lettres, il a été traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin pour les éditions Héloïse d’Ormesson en 2017. Depuis qu’elle a osé passer des cours de théâtre et des chroniques dans la presse à l’écriture de romans, Griet Op de Beeck enchaîne les succès : prix, traductions, théâtre, film...

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    La seconde épigraphe du roman – « Peut-être que lorsque nous voulons tout avoir, c’est que nous sommes dangereusement près de ne rien vouloir » (Sylvia Plath) – me semble après lecture un avertissement à ne pas prendre à la légère ce récit à plusieurs voix. Eva, 36 ans, aime observer les autres et les écouter, mais n’a pas encore vraiment compris comment vivre, sinon d’espoir. En revanche, elle sait réconforter sa nièce, Lou, pour qui douze ans est un âge épouvantable.

    Lou se sent si peu de chose par rapport à Vanessa la blonde, fille de footballeur connu, admirée par tous au collège. « Eva dit que je dois chercher les armes pour me défendre contre le monde. Eva dit que nous nous ressemblons un peu. Qu’elle n’a pas trouvé, elle non plus, que c’était une partie de plaisir, ces années de collège, mais qu’après ça s’arrange. »

    C’est grâce à Eva que Casper, un ami peintre (46 ans, marié) rencontre lors d’un vernissage sa séduisante sœur Elsie (42 ans, mariée) qui l’accompagne. Longtemps un adolescent rebelle, Casper est tout de même arrivé à faire ce dont il a besoin pour supporter la vie, à savoir peindre. Son père s’y opposait, il a fait des études de psychologie, avant d’oser faire le pas et de travailler dans son atelier. Quand il a, contrairement à ses habitudes, demandé à Elsie ce qu’elle pensait de sa peinture, elle a dit qu’elle le lui écrirait. Une lettre a suivi, délicieuse et magnifique, qu’il trouve d’une « justesse » bouleversante.

    Elsie, qui travaille dans un théâtre, et Walter, néphrologue, ont deux enfants, Lou  et Jack. La sœur d’Eva trouve important d’être aussi belle que possible, elle confie ses cuisses à la chirurgie esthétique. Casper lui propose par sms de dîner ensemble ; elle est tentée, mais elle hésite. Jos, 71 ans, le père d’Elsie et d’Eva – Jeanne et lui ont aussi un fils, Ben, le chouchou de sa mère, qui habite loin et a « réussi » – est le cinquième protagoniste du roman.

    Un an plus tôt, Jos tenait encore un restaurant. Depuis toujours, il boit trop. Il vient d’une famille de treize enfants. Eva passe chaque semaine chez ses parents et joue les réconciliatrices entre eux. Ils préféreraient qu’elle se case comme les deux aînés, « mais bon, chacun ses choix ». La philosophie de Jos, c’est que « certaines choses surviennent d’elles-mêmes, et déterminent presque tout ce qui suit. »

    De séquence en séquence, on découvre la vie des personnages, leur situation, leurs problèmes, leur façon de réagir. Eva est toujours disponible quand on l’appelle. Elle travaille comme psychothérapeute en prison. Parmi ceux dont elle s’occupe, elle s’intéresse particulièrement à Henri, « un beau Congolais qui possède à lui seul le charisme de plusieurs leaders mondiaux ».

    La première « catastrophe », pour Lou, se produit un jour en revenant des toilettes : un ruban de sa jupe s’est coincée dans sa culotte et ses camarades découvrent qu’elle porte une culotte « Kitty », tous se moquent d’elle. Un jour, sans que Vanessa la voie, Lou la surprend à voler dans un magasin. Peut-être a-t-elle désormais de quoi l’affronter si nécessaire ; en attendant, elle garde ce secret pour elle.

    Toujours à se plaindre, la mère d’Eva ne cesse de lui faire des remarques sur ses kilos en trop, peu propices à la séduction. Les bonnes résolutions ne tiennent pas longtemps quand on a le blues. Les rendez-vous d’Eva tournent souvent au fiasco. En revanche, elle encourage Elsie à revoir Casper. Pour Eva, Walter, souvent absent et peu attentionné,  n’est pas à la hauteur du bonheur que mérite Elsie.

    Griet Op de Beeck n’a pas l’ampleur littéraire d’un Stefan Hertmans. Dans Bien des ciels au-dessus du septième (une réponse d’Eva à Lou), elle passe d’un personnage à l’autre et, sous la description du quotidien, laisse apparaître des failles, des drames. Elle raconte simplement leurs rencontres, leurs dialogues, leur rumination intérieure. A chacun va se poser la question d’un choix important à faire, un choix personnel qui aura forcément des répercussions sur les autres.

    Bien que je prise peu cette construction du récit en très courtes séquences qui ressemble à celle de certains feuilletons télévisés, je me suis laissé captiver par le suivi de ces personnages, des relations entre les uns et les autres. La douceur des dessins de couverture (en français) est à la fois juste et trompeuse : au sein d’une famille, on peut se sentir très seul. Et encore davantage quand on ne se parle pas vraiment et qu’on fait semblant.

  • Expression

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    Stefan Hertmans, Le cœur converti

    A gauche : Jeanne de Boulogne priant (cathédrale de Bourges)

  • Hamoutal la convertie

    Après Guerre et térébenthine, Stefan Hertmans s’est lancé dans une aventure romanesque dont le sujet a croisé sa route : Le cœur converti (De bekeerlinge, 2016, traduit par Isabelle Rosselin, 2018), inspiré par une histoire vraie, « est le fruit à la fois de recherches approfondies et d’une empathie créative » (S. H.)

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    Tour de guet au-dessus du village de Monieux (Photo Marianne Casamance, Wikimedia Commons)

    Son héroïne inoubliable est épuisée lorsqu’un matin du printemps 1092, le rabbin Obadiah de Moniou, l’aperçoit de sa maison qui descend de la colline avec son mari, un autre homme et une mule : « Je sais qui ils sont. Je sais qui ils fuient. » Fuir : c’est le maître mot du roman. Monieux, dans le Vaucluse, a souvent accueilli des gens de passage et des fugitifs.

    Hamoutal et David Todros, fils du grand rabbin de Narbonne, ont été envoyés là pour échapper aux chevaliers chrétiens chargés de ramener la jeune femme chez son père normand. Stefan Hertmans, qui a passé « des étés à lire » sans se douter de rien dans ce village (où il a acheté une maison en 1994) et où il s’est senti « plus heureux que nulle part ailleurs en ce bas monde », cherche à présent les traces de l’ancien quartier juif où vivait le rabbin qui a accueilli la jeune « juive séfarade » de vingt ans, enceinte, une blonde aux yeux bleus qui ne passait pas inaperçue.

    La nuit, réveillée par la douleur, elle sort de la maison pour accoucher toute seule d’un garçon, Yaakov, entre arbustes et rochers. Durant les premières saisons passées à Moniou, la jeune mère doute parfois du chemin choisi ; on la traite en étrangère, même si elle apprend à parler le vieux provençal.

    A l’automne 1070, c’est elle qui naissait à Rouen, dans une famille fortunée. Baptisée du nom de Vigdis (« déesse du combat ») Adélaïs, elle a appris à lire et à écrire et grandi entre un père critique par rapport au pape Grégoire VII qu’il accusait d’attiser la haine des juifs et une mère qui défendait l’Eglise. Un jour, la fillette a vu un jeune juif voleur massacré en pleine rue et vomi d’horreur.

    A dix-sept ans, elle remarque David, vingt ans, près de la synagogue de Rouen ; il porte le petit chapeau jaune pointu imposé aux juifs. Son père l’a envoyé à l’école rabbinique de la ville qui compte alors cinq mille habitants juifs. Leurs quartiers sont contigus. Malgré les interdits, Vigdis se rend à de discrets rendez-vous. David la présente comme une prosélyte, les juifs l’accueillent et elle apprend ce qui lui paraît « une alternative religieuse à l’agitation et à la violence du monde ».

    Quand elle refuse d’expliquer pourquoi elle préfère des tenues sobres à ses beaux vêtements élégants, elle s’attire les foudres de sa mère. Ses parents la cloîtrent chez eux. Dans les ruines du quartier juif de Rouen et de la « yeshiva » (école religieuse incendiée lors du pogrom de 1096), l’auteur imagine l’audace de Vigdis et David quittant Rouen en secret – un voyage de neuf cents kilomètres vers Narbonne, à leurs risques et périls. Quel chemin ont-ils pris ? Comment ont-ils traversé les cours d’eau ? Où ont-ils dormi ?

    Hamoutal (« chaleur de la rosée », nom que David donne à Vigdis) découvre les coutumes et rituels juifs et se convertit à la religion de David avant de l’épouser. De Rouen à Narbonne (1090), puis de Narbonne à Moniou (1091), Stefan Hertmans raconte les péripéties de leur fuite, mêlées aux troubles de l’époque. Au village, ils retrouvent une vie paisible. Après Yaakov leur naît une fille, Justa, puis un autre fils.

    En 1095, le pape Urbain II donne le coup d’envoi de la première croisade contre les Sarrasins pour libérer le tombeau du Christ à Jérusalem. L’armée recrutée par Raymond de Toulouse, qui se dirige vers l’Italie, arrive aux portes de Moniou. Les croisés exigent d’être ravitaillés et logés ; ils veulent occuper la synagogue, les juifs s’y opposent et proposent leurs propres maisons. Un carnage s’ensuit, David Todros y perd la vie.

    Hamoutal est arrêtée, on lui arrache Yaakov et Justa. Quand on la relâche, elle est un « fantôme aux yeux brûlants » qui n’a plus que son enfant de vingt mois avec elle. Elle veut absolument retrouver les deux autres et part à leur recherche. Marseille, Gênes, Palerme, l’Egypte… Tantôt secourue, tantôt abusée, la convertie arrive au Caire anéantie. Elle reprendra vie à Fustat (vieux Caire), mais elle n’en a pas encore fini de s’enfuir.

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    Parmi les deux cent mille documents juifs de la synagogue de Fustat figure l’histoire d’une prosélyte venue de Provence. Hertmans a suivi sa trace, exploré l’espace et le temps qu’elle a traversés. Cette histoire terrible, l’écrivain la raconte dans Le coeur converti avec un grand respect pour ceux qui en ont souffert et une attention constante à la nature, aux lieux où il pose lui-même le pied pour mieux imaginer ce que ses personnages ont pu ressentir dans ce chaos. Son récit est à la fois spectaculaire et émouvant.